Le dialogue

Rencontre avec Joël Pommerat : http://tempoeroman2013.blogspot.com

Extraits des notes prises au cours de l'entretien accordé par Joël Pommerat aux élèves de l'EABJM à l'issue de la représentation de La Réunification des deux Corées, vendredi 1er février 2013.

OUVERTURE DU DIALOGUE : le théâtre de Joël Pommerat, une école de liberté interprétative.



La question de l'amour : "Je suis moi-même dans le brouillard, dans le flou."

 Thanks to my eyes

"Ouvrir le dialogue, chose que je ne fais pas d'habitude. Grande collaboration avec les acteurs. J'avais peur de rester dans mon imaginaire. Ateliers d'improvisations à partir d'articles de journaux pour recevoir des propositions des comédiens, parce que ce thème est particulier, casse-gueule, compliqué;, sur lequel moi-même je n'ai pas de recul, de distance (/ Ma Chambre froide). Je suis moi-même dans le brouillard, dans le flou. Choix de moi, en grande partie développés.Il n'y a aucun personnage qui développe ma vision. Elle est en miettes. Quel intérêt ? Vous n'auriez pas tenu 2 heures. Vous vous en foutez. C'est pas ça que vous venez chercher. Si vous vous intéressez à moi, c'est parce que j'ai tenté de parler de vous". (effet miroir ou boule à facettes).


"désir de faire du théâtre dans cet espace-là. On a l'impression que ces éléments peuvent aller ensemble, puis appraît un troisième qui permet de progresser. Le bifrontal pour le thème de l'amour ? Une construction empirique, instinctive. Quand ça se passe bien, les choses ont l'air de s'enchaîner."
en réponse à une question qui portait sur le rapport entre l'espace bifrontal et le thème de l'amour.



Joël Pommerat, en "Prince d'incertitudes"* et par respect pour la réception du spectateur se garde bien d'expliquer autre chose que sa façon de travailler en fait. Ainsi, par exemple lorsque les élèves, à la suite de la représentation de La Réunification des deux Corées l'on interrogé à propos du titre La Réunification des deux Corées -- "Un peu dommage d'expliquer, de rationaliser, si pour vous il n'y a pas eu un début d'explication. Si vous n'avez pas d'explication, tant pis pour moi. Si vous en avez une, je vous la laisse. Je n'ai pas envie de verrouiller." -- ou de l'amour : "je suis moi-même dans le brouillard, dans le flou".
* titre de l'article de Libération du lundi 4 mars 2013 qui lui est consacré.

A propos du mythe de l'androgyne lié à la figure de Celui ou celle qui chante : "C'est un mythe qui parcourt notre imaginaire, un mythe des origines d'un être humain qui est une force motrice (trouver l'autre moitié : Homme/Femme qui auraient été séparés, 2 parties qui essaient de se retrouver) mais aussi destructrice. C'est une interprétation que je suis content que mon théâtre vous suggère. Est-ce que je crois à ce mythe ? Est-ce que je le crois fondé ? Pas à 100/°. Ce qui est important, c'est de savoir qu'il vous travaille, qu'il vous a travaillé"....
A propos de sa philosophie de la vie : "Je ne crois pas que je veuille exprimer directement ma philosophie de la vie et de l'amour. Je laisse venir indirectement. Je me suis attaché à des histoires qui me paraissaient intéressantes avec un caractère d'essentiel, de pertinent par rapport au sujet. C'est à travers ce choix que quelque chose de ma subjectivité, de moi, se fait. Avec du recul, peut-être, je comprendrais un petit peu mieux et une idée de moi va apparaître. Vous pourriez plus parler de moi après ce spectacle que dire, moi, ce qui se passe."
A propos de l'expression "l'universalité de l'amour" : "J'ai essayé de ne pas prétendre à ça. Visions de l'amour qui se croisent. Diversité. J'aime bien ce terme "vision". Il parle de l'amour, de la représentation que les uns et les autres on a de l'amour et qui de temps en temps s'affrontent. Mes pièces parlent beaucoup de cela. Visions. Imaginaire. Pas d'ehaustivité, pas d'absolu, pas d'universalité. Il m'aurait fallu 11h, peut-être 24 heures..."
A propos de la scène du mariage (une vision qui se noircit : au début cadre idyllique) : "Quand on raconte une histoire, la situation est amenée à évoluer. Différence avec ce qui s'amorçait. Histoires très brèves (Mariage, Instituteur, Babysitter): une seule histoire poussée jusqu'à la fin (Babysitter). Jeu avec la démolition de l'idée qu'on se fait des choses au départ et l'évolution vers un ailleurs = la manière la plus importante de créer des histoires, cette évolution."


"Prince d'incertitudes", Anne Diatkine, Libération du lundi 4 mars 2013 

 

Joël Pommerat dit que ses succès ne lui accordent aucune légitimité. Que l'absence du public ne jette pas plus la suspicion que sa présence. Que le phénomène autour de La Réunification des deux Corées dont les représentations se sont terminées ce dimanche ne lui enlève aucun de ses questionnements. Qu'il se demande encore de quoi parle le spectacle. On lui souffle : "De la catastrophe que produit chaque mot, dès lors qu'on tente une parole intime ?" C'est un fil conducteur de ces scènes en acmé où des personnes sorties du noir de la scène, perdent brutalement tout lien, et ce qui constituait le socke de leur identité. Il dit : "Vous croyez ? Chacun projette ce qui est déjà au coeur de ses préoccupations. Souvent, parfois, après la représentation, j'écoute ce que les gens disent. Moins pour savoir s'ils ont aimé, que ce qu'ils ont vu. Et ce peut-être extrêmement éloigné de ce que j'ai en tête." Et ausi : "je ne suis pas sûr d'être d'accord quand on dit que c'est un spectacle sur l'amour. J'en ai presque honte. Même si, pour la première fois, j'ai osé m'aventurer au plus proche de l'intime, sans m'abriter derrière des grands sujets."
Dans le magma des incertitudes, il faut être tenu par une grande conviction, bien plus forte que tous les rails qui nous assignent à destination en nous faisant croire qu'on est libre, pour, à 16 ans, dire à sa mère, alors qu'on est en classe de terminale : "je te demande, non pas l'autorisation, mais ton accord, pour ne pas passer le bac, qui de toute manière ne me servira à rien. J'ai autre chose à faire." Quoi ? L'adolescent l'ignore. Peut-être pour élever des piossons. Il est fasciné par l'univers aquatique, le silence, leur mouvement. Il entre en apprentissage chez un pisciculteur. A suivre...

Joël Pommerat dit souvent qu’il ne sait pas, et on s’installerait volontiers dans ce brouillard. Ce serait bien. Le temps coulerait et on n’aurait aucun repère. On est chez lui, qui est l’inverse d’un chez soi. Un genre d’appartement de fonction, près de la Seine, loué meublé. Rien n’est à lui, ici, sauf une tasse, qu’on lui a offerte après une représentation de son dernier spectacle, la Réunification des Deux Corées, et un papillon bleu épinglé dans une boîte, également un cadeau. Le déménagement ne coûtera pas cher.
Est-ce qu’on peut être un metteur en scène très en vue, qui propose plusieurs créations par an, l’un des seuls qui remplisse les salles de théâtre et enthousiasme les adolescents, et être la discrétion et le doute absolus ? Est-ce qu’on peut être sur le qui-vive, l’esquive, au bord de la disparition, dans l’horreur de tout ce qui fixe, et avoir une œuvre, être l’auteur de son propre répertoire, fonder et diriger une troupe, la compagnie Louis Brouillard, constamment présente sur les scènes de France et d’ailleurs, depuis vingt-cinq ans ? Joël Pommerat dit que ses succès ne lui accordent aucune légitimité. Que l’absence du public ne jette pas plus la suspicion que sa présence. Que le phénomène autour de la Réunification des Deux Corées dont les représentations se sont terminées ce dimanche ne lui enlève aucun de ses questionnements. Qu’il se demande encore de quoi parle le spectacle. On lui souffle : «De la catastrophe que produit chaque mot, dès lors qu’on tente une parole intime ?» C’est le fil conducteur de ces scènes en acmé où des personnes sorties du noir de la scène, perdent brutalement tout lien, et ce qui constituait le socle de leur identité. Il dit : «Vous croyez ? Chacun projette ce qui est déjà au cœur de ses préoccupations. Souvent, parfois, après la représentation, j’écoute ce que les gens disent. Moins pour savoir s’ils ont aimé, que ce qu’ils ont vu. Et ce peut être extrêmement éloigné de ce que j’ai en tête.» Et aussi : «Je ne suis pas sûr d’être d’accord quand on dit que c’est un spectacle sur l’amour. J’en ai presque honte. Même si, pour la première fois, j’ai osé m’aventurer au plus proche de l’intime, sans m’abriter derrière des grands sujets.»
Dans le magma des incertitudes, il faut être tenu par une grande conviction, bien plus forte que tous les rails qui nous assignent à destination en nous faisant croire qu’on est libre, pour, à 16 ans, dire à sa mère, alors qu’on est en classe de terminale : «Je te demande, non pas ton autorisation, mais ton accord, pour ne pas passer le bac, qui de toute manière ne me servira à rien. J’ai autre chose à faire.» Quoi ? L’adolescent l’ignore. Peut-être élever des poissons. Il est fasciné par l’univers aquatique, le silence, leur mouvement. Il entre en apprentissage chez un pisciculteur. «Ma mère a été formidable. Elle m’a donné ce qui est le plus précieux : sa confiance inconditionnelle. Elle m’a dit : "Si tu penses ainsi, alors ce que tu fais est juste." J’ai senti que quoi qu’il arrive, elle serait là.» Mais six mois plus tard, le pisciculteur lui ferme sa porte. «Dégage. Tu as autre chose à faire de ta vie.» Quoi ? Il ne sait pas.
Le théâtre n’est pas venu tout de suite. Enfant, on ne l’y emmène pas. Sa mère ne travaille pas, elle prendra un emploi de vendeuse par la suite. Son père est militaire dans l’aviation, sur la base de Rochefort. «C’était un lieu très étendu, sans densité humaine. Il avait son propre jardin et dans ce jardin, un chat.» De ce que son père a pu vivre à Dakar, à Madagascar, en Algérie, avant sa naissance, il ne saura rien. «C’était quelqu’un d’assez mutique.» Un homme de droite ? «Non. Il était communiste. Ce qui est rare dans l’armée, mais ça ne veut pas dire progressiste.» Puis la famille quitte la mer pour les montagnes, où son père a trouvé un emploi de fonctionnaire des impôts à Chambéry. «C’était l’inverse : un bureau étroit, avec une chef au-dessus de lui.»Il a 15 ans quand son père meurt, peut-être de cet enfermement, pense-t-il. En classe de troisième, il y a Mme Thévenet, la prof de français, qui embarque quelques élèves dans sa voiture voir des classiques. «J’y étais.»
Comment devient-il comédien ? Par essai et erreur. On lui donne entre autres le rôle de Marcel Proust, dans une production américaine. Ça marchote, il aurait pu continuer, mais en travaillant, il acquiert la certitude qu’il ne veut pas être acteur. «J’ai arrêté de courir les cachets et pris un emploi de veilleur de nuit dans un hôtel qui me laissait le temps d’écrire.» Quand il monte sa troupe à 27 ans - «je n’étais pas si jeune» - il est quasi seul. Il y a sa sœur, de six ans son aînée, un ou deux amis. Dans quel état d’esprit est-on quand, ex nihilo, sans autre formation que celle qu’on se donne, on décide de fonder une compagnie théâtrale ? «Ce dont je ne doutais pas, c’est que si on s’en donnait les moyens, si on appréhendait le travail artistique comme une activité quotidienne, il se passerait quelque chose.» Louis est le prénom de son père. Brouillard est apparu comme un patronyme évident, car «la création doit autant s’occuper de ce qu’on ne peut pas voir, que de ce qui est visible. C’est dans l’opacité, en opposition à la clarté, que la vérité ou ses synonymes ont des chances de s’épanouir». Brouillard, aussi, en clin d’œil à la lumière du Théâtre du Soleil, dont il a vu et revu les spectacles, notamment les Shakespeare. Il remarque : «Ariane Mnouchkine cherche beaucoup plus à s’effacer que moi dans le groupe. Pour preuve, chaque mise en scène est signée Théâtre du Soleil.»
Combien sont-ils de la compagnie Louis Brouillard ? Impossible de l’évaluer, car chaque acteur joue plusieurs rôles et parfois plusieurs spectacles à la fois. Le don d’ubiquité du metteur en scène est contagieux. Quelle est la règle absolue ? «Ne jamais transiger sur le temps des répétitions.» Texte, lumière, costumes, musique, et personnages, s’inventent tous ensemble, pendant. Seul préexiste le titre - car les programmateurs en ont besoin - même si Joël Pommerat ne sait jamais à quoi il renvoie et le dispositif scénique. Comédiens et techniciens sont payés la même somme pendant les spectacles. Joël Pommerat, lui, touche un salaire mensuel de 1 780 euros brut, auquel s’ajoutent des droits d’auteur qu’il partage avec les acteurs. «On a beau tenter d’instaurer un système égalitaire, sans hiérarchie et où l’ancienneté ne joue pas, je suis quand même le mieux payé de la troupe, puisque grâce aux droits, me reviennent environ 6 000 euros par mois.»
Il vit seul, ne supporte pas le bruit quand il travaille. «La combinaison de l’écriture et de la mise en scène équivaut à un égocentrisme absolu. Ça ne laisse aucune brèche pour le reste.» Aucune vacance, ni vacances. «En dehors de ma compagnie et de ma famille, j’ai la vie sociale la plus limitée qui soit.» Le seul metteur en scène avec qui il prend - rarement - un café est Peter Brook. Il y a aussi ses deux filles, Garance et Agathe, 16 et 25 ans.
Joël Pommerat dit souvent qu’il a oublié. Qu’au plus proche de lui, il y a de «grands blancs». Qu’il serait bien incapable de raconter pour de vrai sa vie. De l’inventer, peut-être.

"Prince d'incertitudes", Anne Diatkine, Libération du lundi 4 mars 2013 



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Le Chevalier à la croisée des chemins, Victor Mikhailovich Vasnetsov (1878)



"Au milieu de la brume, on voit le chevalier en armure.
Noir.
Fin."

Cercles/Fictions
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